« Ce livre raconte de manière très personnelle ce qu'a été ma rencontre avec Lacan, de même que ce dont je me souviens de mon analyse avec lui. A cet égard, ce livre apporte un enseignement clinique sur la pratique si originale de Lacan, sur son style et sur ses résultats. En même temps ce livre raconte les diverses péripéties de l'École freudienne de Paris jusqu'à sa dissolution. De ce point de vue ces pages comportent plusieurs informations tout à fait inédites sur ce qui s'est passé. Et qu'aucun(e) historien(ne) n'a jamais dévoilé.
Enfin, avec le recul de maintenant quarante ans j'ai voulu évaluer les apports de la théorie lacanienne, de même que quelques avancées problématiques ».
Corpus, paru en 1992, s'achevait sur « l'entre-les-corps ». D'un seul bond, « moi et toi » faisait conclure de l'entre-deux à l'entre-nous sans que ce bond ait été préparé ; il a semblé nécessaire, longtemps après, de rendre compte de l'entre en tant qu'il s'étire d'un corps aux autres en même temps qu'il se tend en chacun comme sa pulsion propre, ce qui le fait corps et qui nous fait corps-à-corps.
« Moi et toi » (la conclusion de Corpus) a passé en trente ans un seuil qui rendait nécessaire de repartir de là plutôt que d'y aboutir. Moi et toi : soi et soi, comment ça se passe ? C'est de là qu'est sortie cette suite du livre.
Sovietart propose une relecture du réalisme socialiste à travers la collection de peintures de Marianne et Pierre Nahon, qui dirigèrent pendant plus de trente ans la Galerie Beaubourg.
Pierre Nahon, disparu en septembre 2020, a rédigé la première partie, retraçant le contexte politique et artistique à l'origine de cette collection. C'est en 1992, sur le stand de la Fiac, que fut exposé l'ensemble des tableaux. La trentaine de toiles réunies à la charnière des années 80 et 90 demandaient une analyse approfondie, c'est ainsi que Pierre Nahon a fait appel à Pierre Znamensky afin qu'il raconte en détail ce voyage au pays du réalisme soviétique.
L'URSS a vu se développer plusieurs courants artistiques ayant l'ambition de porter la propagande du régime. Le plus connu d'entre eux est sans conteste le mal nommé réalisme socialiste. Car il n'y a rien de moins réel que le réalisme socialiste. Il s'est employé à dépeindre un monde qui n'existait pas et servit à masquer la réalité soviétique.
Après la mort de Staline, cependant, le réalisme socialiste se transforme et se rapproche de la vérité vécue par les citoyens soviétiques. Certes, il poursuit son oeuvre d'exaltation et de glorification, mais il nuance son enthousiasme militant des origines en exposant l'effort, la souffrance, la sueur, le sacrifice.
Au travers de la collection de Marianne et Pierre Nahon, une réalité soviétique brute et abrupte apparaît à l'observateur. Un réalisme socialiste véritablement réel en quelque sorte, sans fard ni filtre.
Éclats et Débris, l'étonnant récit que livre Agnès Schlesinger, née en 1925 en Hongrie, dans une famille juive de grands propriétaires terriens, relève à la fois de l'évocation et de la confession. Elle y restitue un monde qu'elle a quitté et y consigne l'histoire de sa sensibilité depuis son enfance jusqu'aux prémices de l'âge adulte. L'univers y est familial et néanmoins national. Le contexte est celui de l'ancien empire des Habsbourg tel qu'il apparaît après sa chute, déjà mort politiquement mais prolongé au plan social. C'est moins une digression sur la lente agonie d'un monde que sur le temps immédiat qui précède son total anéantissement sous le coup du nazisme. Agnès Schlesinger appartient à la noblesse privilégiée qui partage son temps entre ses résidences urbaines et divers grands domaines ruraux. Éclats et Débris est une quête de la beauté, de la profondeur et du sens de la vie. Ce volume se distinge par son écriture, son souci de la nature, ses capacités à faire revivre les lieux et les destins, la maturité des jugements et des actions. Une âme d'artiste n'en finit pas d'y défier le réel. La personnalité attachante et vive, rêveuse et active, d'une jeune fille extrêmement intelligente et raffinée ses dégage de ce parcours. On suit d'un bout à l'autre de son aventure Agnès Schlesinger, ancienne aristocrate ruinée et prête à se battre pour survivre, pour donner chance au passé de ne pas totalement tomber en poussière.
Désirer s'aimer clôt un cycle de réflexions consacrées à la question de l'amour humain. Il forme le troisième volume d'une trilogie dont le principe général se sera révélé après coup. De cette trilogie qui pourrait s'intituler Le Désir d'aimer, le premier volume est paru sous le titre Le Théorème du Surmâle en 2011 ; quant au deuxième volume, Le Pas gagné de l'amour, il a été publié en 2016.
Ces réflexions n'envisagent jamais l'amour comme un sentiment ou une passion, ni comme un état psychologique ou une condition d'existence, mais comme un pur événement. Un événement à part entière, dont la « positivité » intrinsèque et absolue - et qui n'est pas affirmée sans aplomb - tient à sa capacité à dépasser les antithèses courantes telles que, par exemple, l'affirmation et la négation, la passivité et l'activité, le naturel et le factice, la pulsion de vie et la pulsion de mort, le possible et l'impossible, le sens et le non-sens. En outre, dans chacun des trois ouvrages cités, un même fil conducteur coud entre elles les étapes du questionnement, à savoir le passage éventuel du désir à l'amour. C'est qu'à l'amour, qui est toujours subversion du désir, préside un désir qui n'est pas encore de l'amour.
Toutefois, ici, si le thème est resté inchangé, la perspective s'est sensiblement déplacée : le passage du désir à l'amour y est examiné au prisme de l'érotisme. À ce titre, en conclura-t-on que la réflexion - menée sous la forme d'un « entretien infini » - qui prend en vue l'acte de faire l'amour, qui le considère dans ses tenants et ses aboutissants, donne raison au mot d'André Breton selon lequel « l'étreinte de chair, tant qu'elle dure, défend toute échappée sur la misère du monde » ?
« Beaucoup perçoivent, devant la progression de la possibilité pour l'individu d'affirmer sa singularité et sa volonté de bien-être, une progression de l'individualisme. Pour maintenir tant bien que mal un semblant de cohérence, ils sont alors obligés de minimiser, voire d'occulter, la progression de la solidarité dans le monde, aussi bien le développement des divers systèmes de protection sociale étatiques que le développement des aides interétatiques ou le développement des organisations non gouvernementales. Mais le concept d'individualisme ne décrit pas ce qui effectivement se passe au niveau de l'individu, il ne fait que l'effleurer de son aile douloureuse et s'écraser contre la vitre du concept d'égoïsme. Il faut inventer un autre concept : ce sera l'individuité. Et alors tout devient plus cohérent.
L'individuité, définie comme la désacralisation totale de tout groupe et la sacralisation à égalité de tout individu, est ce qui permet de rendre compte du fait que c'est justement parce que la civilisation se structure peu à peu autour de l'égo, que c'est justement parce qu'elle transfère peu à peu, des dieux aux individus, ses mouvements les plus centraux et ses perspectives les plus fondamentales, qu'elle fait alors croître sa capacité à générer de la solidarité et même de l'altruisme. Le regard humain, qui depuis toujours vacillait, à la fois se courbant vers le despotisme de sa terre et se perdant vers les mirages de l'au-delà, acquiert peu à peu la capacité d'enfin se stabiliser à hauteur d'humain, dans le regard de l'Autre. Vidant progressivement de leur substance les communautés identitaires au profit des individus qu'arbitrairement elles enclosent, déconstruisant progressivement les fausses transcendances au profit de l'autotranscendance de la conscience réflexive, faisant progressivement du Je le centre de l'univers, la civilisation se structure peu à peu autour du fait qu'il y a magnifiquement un nombre incommensurable de centres à l'univers, un par subjectivité.
L'humanité n'avait toujours vécu qu'à l'ère des sacralités groupales, qu'à l'ère de la dialectique identitarisme-religion, et puis, d'abord par un frémissement il y a deux millénaires et demi, et se renforçant peu à peu au cours des siècles jusqu'à de nos jours entrer dans un vertige exponentiel, voilà qu'une nouvelle dynamique émerge qui renverse tout : l'individu s'émancipe. Une nouvelle ère anthropologique s'ouvre à nous, il fallait la nommer : l'ère de l'individuité sera, ici, peut-être ailleurs, son nom. Un nom est aussi un outil, il permettra de mieux conceptualiser ce changement, pour mieux l'accompagner, et pour l'accélérer. Car les forces réactionnaires sont là, puissantes, actives, qui le freinent. Le militarisme est l'archétype du vivre-ensemble tel que l'agençait l'ère des sacralités groupales, là où les individus ne sont que des fragments de groupes identitaires, d'insignifiantes munitions ne servant qu'à s'écraser, au mieux par terre, et le labour comme ça se fait, au pire contre celles des autres groupes identitaires, et la mort toujours triomphe : et ce monde affreux, bien qu'affreux, n'est pas facile à quitter, et le vivre-ensemble, bien que souffrant, ne se laisse pas facilement soigner, et le chemin sera alors encore long (peut-être même très long, mais peut-être pas tant que ça si l'on sait le penser) avant que chaque individu soit considéré comme un tout, avant que l'égalité ontologique remplace totalement les hiérarchies identitaires, avant que l'éthique du respect universel remplace totalement la morale sacrificielle, avant que l'humanité ait définitivement choisi entre l'individuité ou la guerre. ».
Stéphane Sangral
Ni la fin du monde, ni le début d'un autre, ni la suite de l'histoire - mais une extrême fragilité. Ça peut casser, ça peut tenir, ça demande précaution. Moins des projets (même s'il en faut) qu'une circonspection pour notre présent, car c'est en lui que ça se trame ou se défait. Le comble de la fragilité s'atteint dans l'autonomie technologique - aussi économique qu'industrielle et cybernétique. Pour se déprendre de cette autonomie il faut trouver une allonomie : une loi de l'autre, une autre loi et autre chose qu'une loi.
Trouver n'est pas inventer. Il s'agit moins d'une volonté que d'un désir, moins d'une intention que d'une attention, moins d'un savoir que d'un art.
Jean-Luc Nancy
Je ne me rappelle plus exactement l'âge auquel j'atteins lorsque j'entre, sans le publier, en dissidence, six ans, trois, huit mois ? Une chose est sûre. Je cesse de tenir compte de ce qui se dit ou ne l'est pas et devrait l'être autour de moi pour conformer mes vues, mes jugements à ce qui me semble effectivement exister et que, pour une raison mystérieuse, on s'ingénie à ignorer. Ce restera jusqu'au bout une préoccupation de tous les instants que de concilier ce qui se passe et ce qu'on ne peut pas ne pas en penser.
Ni les adultes ni moi n'avions l'esprit de travers. Ils étaient d'avant, plus ou moins, moi de maintenant.
Il y a une clé qui ne sèche jamais. Il s'agit de la clé qui déverrouillerait l'origine. La clé de la chambre interdite. On ne sait si elle est tachée de sperme ou de sang. On hésite toujours.
La mort de Bernard Stiegler nous a frappés parce qu'elle était complétement imprévue. Mais c'est le contraire qui a lieu : par son imprévisibilité, sa mort ouvre une remobilisation, au sens où il doit s'agir de « produire à nouveau du mouvement ». Loin de s'atomiser dans la mort, Bernard nous y appelle, nous exhortant à comprendre et à éprouver qu'il est temps d'ex-ister hors d'un humanisme de l'homme supposé accompli et égal à lui-même C'est ainsi qu'est né ce petit livre : nous voici onze réunis par l'amitié pour Bernard, c'est-à-dire aussi l'amitié de Bernard pour chacune et chacun de nous. Son don pour l'amitié et de l'amitié n'était une qualité personnelle que parce qu'il était aussi en lui, à travers lui, un don de la pensée, c'est-à-dire de l'expérience de l'illimité.
Aussi sommes-nous réunis ici de manière tout empirique, par des hasards en partie indépendants de nos rapports respectifs à Bernard Stiegler. Nous formons un « nous » par accident selon sa formule pour dire comment il était devenu philosophe. Le seul motif initial a été de lui consacrer un témoignage dans la maison d'édition et dans l'une des collections - « la Philosophie en effet » - où avait commencé la publication de ses oeuvres (et en particulier de La Technique et le Temps). Cet ouvrage est donc aléatoire au sens exact et non « pseudo-aléatoire [car] provenant d'un calcul numérique » Et dans son aléa il espère être contributif comme il aimait à dire.
Jean-Luc Nancy.
Sorte de « paria isolé dans le petit monde des Arts plastiques », selon le mot d'Alain Mousseigne, « dérangeant les tenants d'un retour à la figure et au romantisme pictural, traître pour les formalistes de tout crin », François Rouan aura poussé assez loin, assez haut, l'art de déplaire.
Le sillon qu'il creuse à contre-courant des modes ne l'empêche pas, pourtant, d'être sensible au bruit du monde et aux tremblements de l'Histoire. Ne l'empêche pas non plus de compter, de Balthus à Bernard Noël ou Lacan un réseau d'amitiés fidèles.
Reste qu'il sait aussi, poussé par la soif de nouvelles pratiques et de nouveaux supports, s'installer là où on ne l'attend pas : du côté de la photographie, qu'il grave, lacère ou tresse pour mieux l'arracher au réel, ou de la vidéo, photophanie en mouvement...
Première biographie du peintre François Rouan.
Agnès Fabre a été pendant dix ans responsable de l'enseignement des Arts plastiques et du cinéma dans l'académie de Créteil. Elle s'était employée auparavant à dresser le premier état d'un catalogue raisonné de l'oeuvre peint et dessiné de François Rouan.
Voici le coeur de l'argument du livre que je voudrais consacrer à l'idée de biographie : les rêves n'émettent pas la moindre idée de cause.
Les rêves sont encore vivants, non les phrases.
Ils errent.
On ne saurait faire un tissu si continu de ses désirs, ni des actions où ils se projettent ou qu'ils inventent, qu'il puisse passer pour vraisemblable.
Si elle n'était qu'une affaire d'image, de signes ou de représentation, si elle n'avait pas intrinsèquement partie liée avec la liberté humaine, avec la libération même de cette liberté, sans doute la peinture n'aurait-elle pas pris l'importance qu'elle possède, depuis une certaine date, aux yeux de l'humanité.
Cette date est celle de l'invention du tableau, qui donne à l'acte de peindre toute sa modernité.
Mais de quelle liberté s'agit-il ?
Voici la réponse qui est exposée et discutée ici : la liberté qui se libère devant le tableau est celle du regard - un regard qui n'est pas là pour voir mais pour garder et sauvegarder le miraculeux de la présence. Un regard que le tableau a surtout la tâche de faire naître dans tous les yeux qui s'efforceraient de lui faire face.
« C'est le tout autre tableau. Il n'y en a qu'un. Il n'y en a pas d'autre. C'est le premier ou le dernier. Celui qui va. À la lettre. À la ligne. Il va jusqu'à la fin de l'an entre les ans, et il revient de l'avent à l'avent. C'est l'avent de Hantaï, son avance infinie sur tout tableau, sur peindre et la peinture, sur lui-même d'abord. C'était en 1958 et 1959. Il s'est mis à peindre le temps. La date devient La Date, le donné de toute date. Ce tableau est fait d'encres noire, violette, rouge, verte du matin au soir trois cent soixante cinq fois, jamais de rose.
À la fin il est : rose. Est. Rose. Le, la Rose : est «sans pourquoi», aura dit, pour Simon Hantaï, d'avance, Angelus Silesius. Il est Rose absolu - Rose d'être sans Rose.
Un an, à mon tour, je me laisse conduire par cette «chose», dies Ding, ce rassemblement de signes, ce «tableau», ce mystère. Il y a, dans la vie de mon regard, deux ou trois tableaux au monde qui me mènent. Il y a le Boeuf Écorché, l'autoportrait de Rembrandt le plus cru, il y a Le Chien à demi enfoui ou déterré, l'autoportrait en jaune de Goya. Il y a L'Écriture rose, l'autoportrait de Hantaï.
Qu'est-ce qu'un «autoportrait en peinture» ? On regarde la chose (de) Hantaï et tout est déplacé, tous les clichés de pensée de mots, de voir. On découvre qu'on ne sait pas, on n'a jamais su ce qu'est «peindre», «tableau» «peinture» «écriture» «rose» «autoportrait» «couleur» «penser» «voir». Cette chose visible est également invisible. Hantaï a poussé le visible jusqu'à l'invisible, le lisible jusqu'à l'illisible. Ce n'est pas qu'il ait changé de monde : il pousse le monde à bout de monde, le temps aux bords extrêmes du temps. Là-bas au fond, à la fin, ce qui nous attend c'est : le commencement. En avançant le long des chemins du tableau on fait le tour et on remonte aux sources. «De là» on remonte à la source des sources. «De là» c'est son mot, ses deux mots. Simon Hantaï dit toujours «de là». Il part et parle «de là» et : de la. Le sourcier Hantaï nomme et dé-nomme. J'ai fait ce pèlerinage. J'ai remonté le Nil et le nihil, le tout et son rien jusqu'aux sources. Je n'étais pas seule. J'étais avec lui, Simon Hantaï, mon ami, depuis l'enfance, depuis son enfance, lui était avec ses compagnons et ses anges inséparables de son mouvement de genèse perpétuelle : Hegel, Hölderlin, Loyola, avec dieu et diable, avec la croix et la bannière, avec les couleurs des langues allemande hongroise française latine, grecque, avec judaïsme et catholicisme, avec passion. Et moi j'étais avec Rimbaud, Celan, Proust, Nerval,... Je cherchais, je cherchais et il me regardait chercher, attendant, patiemment, généreusement, que je trouve.
Je crois avoir trouvé la source et le coeur du Tableau tout autre. Lisez et vous verrez. Ne vous impatientez pas aux préparatifs, ne vous étonnez pas : comme lors des grandes quêtes qui vont traverser la mort, comme dans le Bardo Tödöl ou l'Apocalypse, le voyageur en l'Orient de l'être part équipé d'objets et de signes qui sont la provision psychique indispensable à la traversée. Je vous prie d'accepter mes préparatifs : ils ne sont pas capricieux, mais nécessaires. Ce sont des choses ou êtres magiques mais accordés précisément au thème qui résonne dans le «tableau», ce sont les portes secrètes et les marches. J'ai eu besoin d'une chatte aux oreilles roses, de la branche d'aubépine rose plutôt que blanche de Proust, des murmures extasiés sur les couleurs de Goethe ou de Hegel. On le sait depuis Dante ou depuis Novalis et ensuite, on cherche toujours «la fleur». Ici on arrivera à la fin à «la fleur». La fleur est toujours partie[1]. Puis elle revient, cachée. Elle est là, et on ne la voit pas.
Vous verrez comment dans l'histoire légendaire de Hantaï (Hantaï, ce mot désigne un siècle, une oeuvre, une révolution) la fleur est cachée derrière le Tablier. Un vrai Tablier. Il n'y a pas plus Tablier que ce Tablier. Vous verrez enfin, je l'espère, je crois, comment ce petit livre est un traité, traité d'alliance entre peinture et littérature, entre écritures, entre gardiens de tabliers maternels.
Ensuite j'ai choisi de publier trois lettres de Hantaï avec son accord. Trois parmi un certain nombre de ces lettres de Hantaï qui ne sont pas seulement des lettres mais des oeuvres d'art. Lequel ? Un art autre, un art où penser, calligraphier, dessiner, tracer s'échangent et se doublent. Ces choses sublimes, sont-elles dedans, sont-elles dehors ? Elles sont les anges étranges qui accompagnent l'illumination. ».
H. C..
P.-S. : Le dimanche 24 Octobre 2004 sont arrivées à ce livre 10 lettres de résurrection. Elles l'ont repris au vol, de façon imprévue. Ces lettres avaient éclaté entre S. H. et H. C. lorsqu'à la fin de l'année 2003, Simon Hantaï avait reçu le texte du Tablier comme un coup à la porte du coeur. - Mais, me dit-il, on ne les montre pas elles restent couchées dans la maison, au fond du temps. Elle reparaîtront après notre mort.
J'en convins, naturellement. Ainsi fus-je faite gardienne d'un trésor à venir.
Mais voilà que tout à coup - ce qui était impossible il y a quelques mois, la parution de ces moments d'incandescence intime de Simon, - c'est possible. - Je pensais c'est après ma mort, dit-il, mais maintenant les événements ont décidé autrement... ».
[1] Dit Jacques Derrida dans Glas. En ce moment même (septembre 2004), Simon Hantaï est à la recherche d'une fleur perdue hongroise. Il faut tout le temps et sa fleur.
Un jour on retombe dans son symptôme. Enfant, je refusais de manger à la table familiale. On me mettait dans une pièce, seul, à manger dans le noir. On refermait la porte, je mangeais. Quand le noir était devenu total je parvenais à porter à mes lèvres ce que je ne voyais plus. C'était une petite table à claies bleues.
En 2010 Pascal Quignard crée Medea au théâtre Molière à Bordeaux avec Carlotta Ikeda. Ce buto tourne sur la terre entière pendant plus de trois ans. En 2014 Carlotta meurt soudain. Pascal Quignard renonce alors aussi bien à la danse qu'au théâtre. Mais aussitôt invente d'étranges performances complètement nocturnes accompagnées de rapaces.
Vie et mort de Nithard, avec Luc Petton et la buse Phénix, à Saint-Riquier, dans la baie de Somme.
Le Ballet de l'origine de la langue et de la littérature française, à Vérone, au Teatro Fonderia Aperta, sur bord de l'Adige.
La Performance sur la mort et les morts de novembre, à la mémoire de Charlotte Lessana, à Paris, à la Maison de la Poésie.
Bord plateau 1652, avec Lorenda Ramou, à Genève, à la Haute École de Musique.
L'oreille qui tombe, avec Frédérique Nalbandian, à Toulon.
La Rive dans le noir, avec Marie Vialle, la corneille Ba Yo et les deux chouettes effraies Bubo et Bubbelee, au festival d'Avignon, du 7 au 14 juillet 2016.
Pas de choeur, avec Marie-Agnès Gillot et Laurent Derobert, au milieu de la nuit du 1er octobre 2016, sur la pointe de l'île aux cygnes, à Paris.
Après les Petits traités dans les années 1980 (huit tomes), après Dernier Royaume dans les années 2000 (neuf tomes à ce jour), dans Performances de ténèbres Pascal Quignard cherche à penser et à préciser ce nouveau « genre littéraire » qu'il vient de concevoir autant qu'il le déroute, et qui l'engage dans une nouvelle aventure à la marge des formes traditionnelles.
Une persistance ou une rémanence qu'on aurait cru impossible de l'antisémitisme oblige à reprendre à nouveaux frais l'analyse de ce dont cette disposition hideuse et morbide peut être l'effet. Il est nécessaire de creuser plus profondément dans ses origines. Celles-ci sont en effet à repérer au plus intime de notre culture européenne et pré-européenne. Elles tiennent à la conjonction conflictuelle des deux réponses à l'effacement des cultures archaïques : la réponse grecque et la réponse juive se rencontrent comme deux affirmations d'une humanité émancipée du mythe mais s'opposent comme deux façons de concevoir l'autonomie.
D'un côté l'autonomie tendanciellement infinie du logos, de l'autre l'autonomie paradoxale d'une hétéronomie répondant à un dieu caché. A première ne savait que repousser la proximité de la seconde, et donc l'exclure tout en l'engobant dans sa domination. La seconde ne pouvait que se replier dans cette exclusion au sein même de la domination.
Comment de ces prémices intrinsèquement contradictoires a pu s'engendrer l'histoire si longue et si terrible de la haine du Juif masquant une haine de soi ? On essaie de rendre possible une réponse.
Par quelque lieu qu'on s'y engage, s'il y a bien « quelque chose » qui insiste dans la pensée de Jean-Luc Nancy - qui en constitue le coeur, irriguant et inquiétant tout le reste de son corpus -, c'est assurément la question de la communauté - sous les divers noms qu'elle peut prendre : « partage », « nous », « comparution », « Mitsein» ou plutôt « Mitdasein», « communication » « être singulier pluriel », « être-en-commun », « avec », « coexistence », « coexposition », « monde », « liberté », « finitude », « espacement originaire » de l'existence, « écotechnie » ou « techné des corps », « toucher », etc.
La question de la communauté implique ou ouvre nécessairement celle du sens, étant entendu que la communauté est immédiatement enveloppée dans celle du sens, ou encore plus précisément qu'elle est immédiatement celle du sens, non pas d'un sens, mais du sens - pour autant qu'« il n'y a de sens, comme le dit Bataille, qu'à plusieurs », ce « pluriel » devant d'abord s'entendre chez Nancy comme l'avoir-lieu ou l'espacement même de l'« avec ».
Alors qu'il est coutume de démasquer les hommes et les femmes politiques, Emmanuel Macron déjoue cette entreprise. Il n'est pas un masque et il n'en porte pas non plus. Plutôt cisèle-t-il aux frontons de nos institutions une série de mascarons qui présentent toutes les figures d'un registre symbolique, mythologique ou idéologique.
Nous allons parcourir les avenues, les couloirs et les escaliers régulièrement surmontés de ces ornements expressifs. Comme les dieux, les vertus, les monstres ou les passions du temps jadis, ils portent des noms. Au demeurant ils ne sont rien d'autre que des figures divines, vertueuses, monstrueuses ou passionnées - liste qu'on pourra prolonger à loisir. » Cette liste de mascarons, qui forment autant d'entrées du livre, comprend, entre autres : « Le Jeune », « Self-Fils », « Gilets jaunes », « Macronvirus »...
Depuis plus de trente ans maintenant, Michel Onfray a donné des centaines d'entretiens dans la presse écrite ou les medias audiovisuels. La plupart du temps, les journalistes qui l'interrogent lui demandent de commenter l'actualité ou de résumer ce qu'il a déjà écrit dans le livre pour lequel il est invité.
Fort de sa connaissance du corpus des oeuvres du philosophe, Henri de Monvallier, qui a dirigé son Cahier de L'Herne en 2019, lui propose ici un exercice différent : à travers une série d'entretiens amicaux, dire ce qu'il n'a pas écrit sans lien direct avec l'actualité, de sa méthode de travail aux projets à venir en passant par les angles morts de la Contre-histoire de la philosophie et son rapport à la poésie.
Le Nom sur le bout de la langue a été créé par Marie Vialle le jeudi 12 mai 2005, à Paris, au théâtre de la Bastille. Sonate de trois contes.
Triomphe du Temps a été créé par Lam Truong et Marie Vialle le vendredi 29 septembre 2006, à Lyon, au théâtre des Subsistances. Sonate de quatre contes.
Princesse Vieille Reine sera créé par Marie Vialle le jeudi 3 septembre 2015, à Paris, au théâtre du Rond Point.
Sonate de cinq contes.
Princesse, vieille reine, tel est le destin des femmes.
Cinq contes.
Cinq merveilleuses robes : une longue tunique franque, une robe de soie de Chine longue et souple, un kimono japonais tout raide, un manteau de fourrure immense, une robe à crinoline Napoléon III.
Plus le souvenir de la fourrure d'un chat et celui d'une robe en serge noir d'enfant.
Robes sans pareilles, ostentatoires, un peu trop volumineuses, modifiant le corps à chaque fois complètement, dont on sait quel il est, puisqu'on l'a vu, en chemise, tout mince, avant qu'il revête ces soies, ces toiles, ces cotons et ces peaux, se farde, se contemple, se coiffe devant un grand miroir absent.
Mais les âmes changent avec les étoffes, les époques, le temps qu'il fait, les rôles qu'on joue, les fonctions que l'on occupe, les masques que l'on porte, les âges, les situations, les liens, les désirs.
C'est tout ce qui reste de Peau d'âne.
Un vieux sac, bien réel, au fond de la scène, bien visible même s'il est sombre. Il est plus grand qu'un corps humain. On pourrait d'ailleurs loger un corps humain à l'intérieur de cette grosse outre faite dans une sorte de cuir marron foncé, ou noir, derrière lequel il est possible de se dissimuler, de vivre, de se changer, de déposer ses masques, de suspendre ses robes, de délacer ses chaussures.
Une table plus ou moins réelle, côté cour, où travailler, manger, lire.
Le cadre d'un grand miroir vide, complètement imaginaire, côté jardin.
Le bord de scène est une rive abrupte, le bord d'un gouffre dangereux, au-delà duquel sont assemblés des animaux hostiles.
Aller à Osnabrück c'est comme aller à Jérusalem, c'est trouver et perdre. C'est exhumer des secrets, ressusciter des morts, donner la parole aux muets. Et c'est perdre la liberté absolue d'être juif ou juive ou de ne pas l'être à volonté, liberté dont je jouis conditionnellement.
Lorsque Omi ma grandmère est sortie d'Allemagne en 38 et nous a rejoints à Oran, quand un juif ne pouvait plus s'échapper sauf par une chance rare de l'Histoire, les Récits d'Osnabrück ont commencé. On croit communément que le grand Malheur s'est abattu en 1933 mais c'est une erreur à l'usage des manuels d'Histoire. Déjà en 1928 l'antisémitisme ordinaire était devenu nazi et extraordinaire. Et la mort était le maître de la Ville.
Si tu vas à Osnabrück comme à Jérusalem, derrière le rideau de la Grande Histoire mondialisée, tu entr'apercevras d'innombrables grandes petites tragédies singulières, qui se sont gardées au secret dans les quartiers de cette ville qui fut glorieuse par Charlemagne, infâme sous le règne du NSDAP, et relevée aujourd'hui en courageuse Ville de la Paix, et militante des droits de l'Homme.
Si tu vas à Osnabrück, me dit le Secret, passe dans la Grande Rue, devant la fameuse Horlogerie-Bijouterie, à cent mètres de la maison Jonas, celle de ta famille, et regarde dans les vitrines. Peut-être y verras-tu trembler au fond de la mémoire une planche de photos épinglées, papillons spectraux, images de tous les gens qui osaient entrer chez des commerçants Jude, dans les années noires. Peut-être pas. C'est ici, sous les fenêtres de la maison Jonas, qu'Omi regardait les rues et les places se remplir à craquer d'une foule ivre de haine, et les bannières du Reich qui lui donnaient l'éclat d'un opéra terrible montaient jusqu'à son balcon. Le ciel au-dessus de Rolandstrasse était rouge du bûcher de la Synagogue.
On ne sait pas. On croit savoir. On ne sait pas qu'on ne sait pas. L'Histoire en (se) faisant la lumière fait aussi l'aveuglement. J'étais aveugle et je ne le savais pas. Mais un pressentiment me murmurait : va à Osnabrück comme à Jérusalem et demande aux murs de la ville et aux pavés des trottoirs ce qui t'est caché.
Tout le temps où Eve ma mère était en vie j'ai souhaité aller à Osnabrück, la ville de la famille maternelle de ma mère, les Jonas. Berceau et tombe, ville de la prospérité et de l'extinction.
- C'est pas intéressant, dit ma mère. Pas la peine.
- Allons-y, dis-je. - On a été, dit ma mère.
On a été. Maintenant, on n'est plus.
Alors, maintenant qu'elles ne sont plus, Eve, Eri, Omi, . maintenant qu'il n'y a plus personne, et que la mémoire cherche où, en qui, se réfugier, maintenant qu'il est trop tard, à toi d'aller, me dit le destin, gardien des mystères généalogiques.
La taille d'une ville est un instrument du destin. Osnabrück n'offre pas aux condamnés les maigres chances de survie que le vaste Berlin compliqué accorde. Ici, la ville toute entière est une simple souricière. Le petit peuple des souris n'a aucune chance. Nul ne s'échappe. Ni la famille Nussbaum. Ni la famille van Pels. Ni la famille Remarque. Ni la famille Jonas. Ni.
Je demande à Omi pourquoi elle n'a pas filé en 1930 avec ses filles. Et en 1933 ? Et en 1935 ? Naturellement elle ne répond pas. Quand Omi demande à son frère Andreas : qu'attends-tu dans Osnabrück, que fais-tu en 1941, et jusqu'au train de 1942 ?, une voix remue dans les pavés, c'est Andreas qui murmure, j'attends la mort à la Gare d'Osnabrück. Ne touchez pas à mes cendres.
Dans les rues les voix fantômes timides taillées dans le Silence soufflent : descends chez les Cendres derrière le Rideau.
Je suis allée derrière le rideau, réclamer mon héritage de tragédies au secret. Et on me l'a donné. On : les Archives de la Terreur, gardées, ordonnées, par la Mairie et ses Bibliothèques.
J'ai suivi les traces de Job piétiné et écorché vif en allemand.
Hélène Cixous