veronique beghain
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Ils ne sont pas légion, les écrivains auteurs d'un livre devenu plus célèbre qu'eux, si célèbre, à vrai dire, qu'il rayonne bien au-delà du cercle de ses lecteurs et touche des personnes qui, sans jamais l'avoir ouvert, en connaissent la trame et en utilisent les mots-clefs. De ce club fermé d'écrivains George Orwell est, aux côtés de Swift (qu'il a lu de près), un membre éminent. Le regard porté sur son oeuvre en a été profondément modifié. Ses deux derniers romans, La Ferme des animaux et plus encore Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, ont en quelque sorte requalifié ses écrits antérieurs, hissant leur auteur au rang de classique anglais du XXe siècle, sans pour autant mettre fi n aux débats: l'éventail des jugements portés sur Orwell demeure grand ouvert, et il va du dédain à l'idolâtrie.
Sans tomber dans aucune de ces extrémités, il faut reconnaître la cohérence de l'oeuvre, tout entière fondée sur une ambition : « faire de l'écriture politique un art véritable ». « Un homme à la colère généreuse », « une intelligence libre », « le genre que haïssent également toutes les orthodoxies malodorantes qui s'affrontent aujourd'hui pour la possession de nos âmes » : ces traits empruntés à son portrait de Dickens dessinent l'autoportrait d'Orwell. Dans ses articles, ses essais, ses récits-reportages, ses romans mêmes, celui-ci fait partager ses convictions et ses refus. Ses écrits se nourrissent de ses engagements personnels, de sa démission d'un poste de fonctionnaire de la Police impériale des Indes (En Birmanie), de son intérêt pour la condition des indigents des deux côtés de la Manche (Dans la dèche à Paris et à Londres) ou pour le sort des mineurs du Yorkshire (Wigan Pier au bout du chemin), de son séjour dans l'Espagne en guerre (Hommage à la Catalogne) et de sa guérilla incessante contre les mensonges et les crimes staliniens. Mais ce sont donc ses deux derniers romans qui ont fait sa gloire ; l'allégorie animalière et la dystopie déguisée en farce tragique forment une sorte de diptyque dont la cible est la barbarie du totalitarisme.
Il reste que Mil neuf cent quatre-vingt-quatre occupe une place à part parmi les dystopies, si tant est que le livre ait réellement à voir avec ce genre. C'est que la puissance des scènes et des images inventées par Orwell demeure sans égale, qu'il s'agisse de l'affiche géante du Grand Frère, de l'oeil toujours ouvert du télécran, des minutes de Haine, et surtout, et avant toute chose, de cette langue, le néoparle (newspeak), créée pour éradiquer les pensées « hérétiques », autant dire toute pensée. Elle est véritablement au coeur du roman, et au centre des enjeux de sa traduction française. Comme tous les textes inscrits au sommaire de ce volume, Mil neuf cent quatre-vingt-quatre est proposé ici dans une nouvelle version, fidèle au style à la fois vif et rugueux de son auteur. L'ensemble, tous genres confondus, se lit comme l'almanach d'un quart de siècle de bruit et de fureur rédigé par un écrivain qui a toujours considéré qu'il n'existe pas de réalité sans observateur.
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Shirley - Villette (1849-1853)
Charlotte Brontë
- Gallimard
- Bibliothèque De La Pléiade
- 22 Septembre 2022
- 9782070114962
L'immense succès de Jane Eyre (1847) fait de Charlotte Brontë une romancière reconnue. L'élaboration de son nouveau roman sera douloureuse : en l'espace de huit mois, Branwell, Emily et Anne disparaissent, faisant d'elle la seule survivante d'une exceptionnelle fratrie d'écrivains. Shirley paraît en 1849. En toile de fond, la lutte des ouvriers du textile contre la mécanisation. Au premier plan, deux héroïnes se disputant l'attention de Robert Moore : une héritière cultivée et fougueuse, et une orpheline douce et timide ; la première est inspirée d'Emily, la seconde d'Anne. L'ouvrage voit resurgir les héros des oeuvres de jeunesse (Napoléon, Nelson, Wellington), oeuvres dont on ne dira jamais assez l'importance. Il propose de magnifiques portraits de femmes cherchant leur place dans une Angleterre patriarcale.Pour Villette, qui suit en 1853, Charlotte fait appel aux souvenirs de son séjour à Bruxelles en 1842-1843. Élève puis professeur dans un pensionnat, elle avait été séduite (intellectuellement) par Constantin Heger, qui donnait des cours de rhétorique dans l'établissement tenu par son épouse. Elle transpose cette expérience dans le personnage de Lucy Snowe, qui s'éprend d'un confrère revêche. Certains contemporains ont jugé «pervers» l'humour de la romancière, mais le ton caustique et l'extraordinaire vivacité de la langue font aujourd'hui le charme du livre, où se mêlent réalisme et gothique - un gothique d'artifice, décalé. Aussi important que méconnu, Villette, qui fait la part belle aux non-dits et aux ellipses, et dont le dénouement est laissé à l'interprétation du lecteur, est un grand livre à la modernité troublante.
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Traduction nouvelle
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Dear Scott, Dearest Zelda : Lettres d'amour 1918-1940
Francis Scott Fitzgerald, Zelda Fitzgerald
- Éditions du Rocher
- 7 Février 2024
- 9782268109985
Francis Scott et Zelda Fitzgerald symbolisent les années vingt, l'âge du jazz et la passion amoureuse. Leur seul nom fait surgir des images de taxis au crépuscule, de halls d'hôtel étincelants et de bars clandestins enfumés, de garçonnes, de phaétons jaunes, de costumes blancs, de pourboires généreux, d'expatriés, et toute la nostalgie de la « génération perdue ».L'amour a été la principale inspiration de leurs fictions. Les lettres qu'ils ont échangées pendant plus de vingt ans nous plongent dans l'intimité de ce couple de légende. De leur rencontre lors d'un bal en 1918 à la mort de Francis Scott en 1940, on observe l'évolution de leur relation - des idéaux aux désillusions -, mais aussi les périodes de succès, de dépression - il lutte contre l'alcoolisme, elle affronte la maladie mentale -, ainsi que leur vie quotidienne et l'éducation de leur fille adorée Scottie. Inédite en français dans sa majorité, cette extraordinaire correspondance jette un nouveau jour sur un chapitre mythique de l'histoire littéraire.
Édité par Jackson R. Bryer et Cathy W. Barks.Introduction d'Eleanor Lanahan, petite-fille de F. Scott et Zelda Fitzgerald.Traduit de l'anglais (États-Unis) par Véronique Béghain. -
La plupart des femmes qui racontent les histoires à la fois belles, terrifiantes et totalement bizarres de ce livre, vivent dans des mondes régis par la logique vertigineuse des cauchemars, luttant contre des situations incontrôlables. Elles ont des relations tendues avec les hommes dans leur vie - père, amant, mari. La plupart de ces hommes souffrent d'une forme de névrose. Et dans leur tentative de prendre soin d'eux, la plupart de ces femmes donnent tout.
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La narratrice de L'Âge du fer est une jeune Finlandaise. Le livre raconte une courte période de l'histoire de sa famille, avant et après la Seconde Guerre mondiale, commençant par leur vie dans la ferme de sa grand-mère, suivie d'un bref séjour dans une petite ville, et se terminant par le récit de leur déménagement en Suède, une fois que le père a trouvé un emploi stable dans une usine de papier. On l'appelle L'Âge du fer en partie parce que leur vie dans le nord au début des années 1950 est rudimentaire et difficile - une ampoule électrique est une nouveauté ; il faut traverser un lac à la rame pour rendre visite à de riches parents afin de mendier quelques oeufs ; le Noël où le Père Noël apporte un crayon et un petit pain sucré est « le meilleur Noël de tous les temps » - et en partie en référence aux éclats d'obus qui sont entrés dans les jambes du père de la narratrice pendant la « guerre de continuation » contre les Soviets, dans la première moitié des années 1940). La jeune fille pense que ce fer a affecté non seulement ses jambes, mais son coeur ; et non seulement lui, mais toute sa famille.
Les scènes d'ouverture sont relativement joyeuses - scènes rurales, oeufs et chiens, contes populaires et épouvantails - mais à mesure que le texte progresse, Kajermo nous force doucement mais inexorablement à reconnaître que son véritable sujet est l'impact psychologique de la pauvreté, de la violence domestique et de la marginalisation (le conflit ville-pays en Finlande ; les barrières culturelles et linguistiques en Suède) sur sa narratrice. Ce qui semblait au premier abord clownesque et amusant (l'incapacité du père à s'entendre avec sa famille, ses collègues ou ses voisins) devient de plus en plus sombre, comme en témoigne notamment son amertume devant l'indépendance croissante de sa femme. Le père se lit d'abord comme un personnage malheureux, mais plein d'espoir - un personnage qui pourrait être attachant - mais il apparaît peu à peu comme un être faible, qui recourt à la violence pour prouver sa masculinité, et à la fin du livre, alors que sa fille se retire dans un silence auto-protecteur, il est devenu un symbole de brutalité.
L'apparente simplicité du style contraste avec la force de cette histoire. Sa prose est sans fioritures et son récit est simple, anecdotique, souvent drôle. La violence sous-jacente et le malheur de ses personnages se glissent alors dans l'esprit du lecteur et laissent un sentiment d'horreur plus persistant qu'il ne l'aurait fait autrement. Son utilisation de contes de fées et de contes populaires renforce cette idée de réalités superposées - le paysage magique qui cache et révèle à la fois une terreur sous-jacente. La fin, en particulier, n'offre aucune concession au lecteur désireux de tourner la page. Alors qu'il s'agit, d'une certaine manière, d'une histoire de passage à l'âge adulte, où la narratrice prend conscience des défauts et des tendances de son père et des cruautés de la société, Arja Kajermo, comme les frères Grimm, refuse de la compléter avec des platitudes et des promesses de jours meilleurs à venir.
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« Dans les histoires de Joanna Walsh, les femmes observent leur vie avec une lucidité réjouissante. Elles voient dans leur trivialité la matière inépuisable de récits édifiants. Elles dissèquent méticuleusement tout ensemble le quotidien et leur intimité, sans négliger d'épingler au passage le ridicule d'une mère, d'un amant ou d'un voisin de table. S'éprouvant le plus souvent comme des étrangères ou des êtres déplacés, elles n'en parviennent pas moins, de nouvelle en nouvelle, à fabriquer l'étoffe d'une existence. « J'ai replié ma vie sur elle-même, sept fois », dit une de ces femmes. « J'ai été surprise qu'elle soit si volumineuse. » Et c'est la même surprise que procure la lecture de ces textes comme repliés sur eux-mêmes. Leur écriture, volontiers répétitive, qui dit le ressassement et la rumination, creuse aussi patiemment son sillon et fait entendre une voix tout à fait insolite. »
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En disparaissant, l'épouse du psychiatre Leo Liebenstein laisse derrière elle un seul indice, déconcertant : une femme qui lui ressemble en tout point, qui parle et se comporte comme elle ? ou presque comme elle ? et va jusqu'à prétendre qu'elle est sa femme.
Alors que tout le monde se laisse tromper par ce simulacre, Leo sait que, dans les affaires du coeur, on ne peut se fier à ses sens. Persuadé que la vraie Rema est en vie et se cache quelque part, Leo se met en quête de son amour perdu. Avec l'aide d'Harvey, l'un de ses patients ? qui se prend pour un agent secret capable de contrôler le temps qu'il fait ?, Leo tente de démêler le mystère de la substitution de sa femme.
Au fil de ses recherches, il découvre les écrits de l'énigmatique météorologiste Tzvi Gal-Chen, l'Académie royale de météorologie et le conflit cosmique qui l'oppose aux « 49 Pères quantiques ». Il est de plus en plus convaincu que tous ces éléments ont un lien avec son épouse, ou lui, ou Harvey. Des rues de New York aux confins de la Patagonie, il va tenter de lutter contre cette vérité apparemment incontestable dont son coeur, pourtant, connaît la fausseté.
Perturbations atmosphériques est tout à la fois une histoire d'amour fou, une sombre comédie, un thriller psychologique et le tableau troublant d'une fissure intérieure. Empruntant des chemins ouverts par Borges et Pynchon, Rivka Galchen explore ce moment de crise où l'on s'aperçoit que la réalité sur laquelle notre vie repose n'est plus acceptable et que la personne que l'on aimait n'est plus que la personne avec laquelle on vit.
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Fabrique du sauvage dans la culture nord américaine
Véronique Beghain, Lionel Larré
- Pu De Bordeaux
- 14 Janvier 2010
- 9782867816000
Dans la culture nord-américaine, la notion du sauvage est essentiellement liée à la figure de l'Indien, qui en est l'incarnation même. Trouvant ses prémices dans l'Europe impériale, l'idée du sauvage n'a cessé d'évoluer au cours de l'histoire américaine. Qu'il soit étape première dans l'évolution de l'homme ou dégénérescence de l'homme civilisé, source de civilisation ou état à jamais primitif, noble ou ignoble, vertueux ou uniquement vicieux, le sauvage est le miroir de l'homme civilisé, de ce qu'il a été ou de ce qu'il devrait être.
La définition même du sauvage a abondamment nourri les enquêtes littéraires propres au XIXe siècle américain, au point d'avoir durablement marqué l'identité de la littérature américaine. C'est à l'essentielle ambiguïté de ce terme, soulignée par Montaigne dès le XIXe siècle, que se confrontent tout ensemble pensée de la limite, pensée de l'humain, pensée du temps et pensée du territoire, s'entrelaçant de manière proprement exemplaire dans la pensée de l'Amérique. -
Héros improbable de l'art américain postmoderne, Mao est au coeur d'entreprises littéraires, plastiques et musicales singulières, que l'on doit à des artistes aussi divers que le compositeur John Adams, la poétesse et librettiste Alice Goodman, le romancier Frederic Tuten et, bien sûr, Andy Warhol. Pourquoi ces artistes américains éprouvent-ils le besoin de puiser dans l'histoire chinoise ? La Chine révolutionnaire est-elle cet " ailleurs " qui permet d'envisager à nouveaux frais les rapports entre l'art et la politique ? Le mouvement qui les conduit à puiser dans cette " autre " histoire se trouve étroitement corrélé à une dynamique de décomposition des cadres esthétiques et de déconstruction d'objets préconstruits tels que l'identité nationale ou l'identité générique (gender). Avec ces avatars de la figure de Mao au pays du grand Sam naît une démarche qui exhibe la nature foncièrement collaborative de l'activité artistique.
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La publication de multiples retraductions de The Great Gatsby ces trois dernières années, en Europe notamment, s'explique par le fait qu'en 2011 l'auteur est, « tombé dans le domaine public ». Les exemples privilégiés ici du devenir en Hongrie, en Italie, en Allemagne ou en France, d'une oeuvre soudain libre de droits, donnent à penser ce qu'on peut appeler « le corps transfrontalier » du texte littéraire.
Lorsqu'on parle de retraduction en effet, on se place le plus souvent dans une perspective diachronique et, tandis que l'on évoque l'« âge d'une traduction », son vieillissement, le besoin de rajeunissement, la traduction se trouve assimilée à un organisme vivant et l'original, quant à lui, se voit doté d'une manière d'immortalité. Le présent volume situe la réflexion dans une autre perspective, qui prend en compte la possibilité que le texte original soit lui-même assimilable à une matière organique, vivant pour autant que l'anime un souffle. C'est cette vie de l'oeuvre que permet d'appréhender son destin non plus seulement au sein d'une langue-culture, mais dans le cadre élargi d'une Europe aux frontières paradoxalement aussi poreuses qu'infranchissables. -
Les traducteurs de bande dessinée ; translators of comics
Collectif
- Pu De Bordeaux
- 5 Septembre 2019
- 9791030004380
Au milieu des années 2000, la consolidation des études sur la bande dessinée au sein de l'université coïncide avec un intérêt nouveau pour les questions de traduction. L'étude de la bande dessinée est en effet à cette époque-là devenue, non sans difficulté, une discipline disposant d'un langage partagé et d'un corpus de textes centraux, ce qui lui permet d'aborder des questions jusqu'alors inexplorées, telles la narratologie, l'adaptation et, bien sûr, la traduction. En d'autres termes, la recherche cesse de considérer la bande dessinée sous le seul angle formel et historique, pour au contraire interroger sa dimension sociale, en tant qu'objet dont l'usage et la définition sont construits par celles et ceux qui la lisent, en parlent ou la traduisent.
À travers sept contributions portant sur différentes aires linguistiques, ce volume vise à souligner la diversité des rôles endossés par celles et ceux qui traduisent, adaptent et transmettent la bande dessinée, dans des contextes marqués par de multiples contraintes techniques, économiques et culturelles. Amateurs ou professionnels, auteurs, artisans, créateurs, ces traducteurs et traductrices agissent comme les relais d'une norme collective, à l'échelle nationale ou à celle, plus réduite, d'un éditeur ou d'une communauté de fans. L'ambition de cet ouvrage est donc de poser les jalons d'une approche sociale et pragmatique de la traduction de bande dessinée, par une attention soutenue à ses enjeux, mais aussi à ses acteurs.
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John cheever - l'homme qui avait peur de son ombre
Beghain Veronique
- Belin
- 12 Février 2000
- 9782701122670
Sous les dehors de la satire sociale, l'oeuvre de John Cheever, chez qui l'hédonisme homosexuel rencontre la culture puritaine, se révèle en fait profondément romantique.
Conjuguant lyrisme et ironie, réalisme et onirisme, celui que la critique surnomma le " Tchekhov des banlieues " dessine ainsi, outre une vaste comédie humaine, un espace symbolique tout en contrastes où sont mises en scène les discordes du moi et où se joue un conflit intérieur jamais véritablement apaisé.