«Les chiffres ne nous ont jamais intéressés, Jim et moi. Nous avons su dès le départ, il y a quarante siècles, qu'il fallait se méfier de ces bestioles rusées, trompeuses, et souvent d'un rigorisme malfaisant.Nous nous fions aux battements d'une horloge qui serait sidérale. Pas de cadran, pas d'aiguilles, pas de remontoir. Les heures tournent d'elles-mêmes sans avoir besoin de nous qui les avons pourtant inventées.»
Cela commence par une rumeur. L'immeuble ancien où vit la narratrice va être vendu, transformé, rénové. À partir de là se déroule une guerre d'usure. Malgré le bruit, la poussière, le toit qu'on enlève, la charpente dénudée comme un crâne, les murs que l'on abat, elle relève le défi. Elle décide de rester, de résister. Abandonner son «ici», ce serait trahir. C'est aussi le début d'une comédie, avec un défilé de personnages pittoresques. Sans parler des fantômes, convoqués pour l'occasion : «Car notre péché de survivants détraqués consiste à jeter le bordel chez les morts.» Et des incursions de la grande ennemie, Lady Mémoire. Et si cette «rénovation», tout ce remue-ménage, tous ces intrus faisaient partie d'un vaste complot ? Même le perroquet des voisins se moque d'elle en répétant : «Don't cry !» Comme si elle était une dame qui pleure !Tandis que le réel et les fantasmes se confondent, la narratrice gagne la partie. La rénovation achevée, c'est l'heure de la fête.
«Depuis octobre 1999, nous nous sommes vues régulièrement. Le rituel a été immuable. J'arrive à l'heure, je branche le magnétophone, et c'est parti. À ma demande, c'est elle [Dominique Rolin] qui a fixé les thèmes de nos rencontres : le doute, la question du double, les visages, l'amour... D'autres se sont présentés au fur et à mesure : la gourmandise, les chansons, des apparences... Elle m'avait dit au début : On va faire un livre vrai, et, plus tard : C'est une promenade dans un jardin. Nous avons échappé au jeu des réponses prévisibles aux questions convenues, nous avons pris tous les détours, laissé entrer le silence et les rires. Qui parle de travail ? Personne. Plaisirs, donc.»Patricia Boyer de Latour.
Si l'on regarde les choses d'une certaine façon, Constance, la mère, est une chanteuse ratée, et Shadow, la fille, un écrivain à la vocation contrariée. Elles vont dîner ensemble au restaurant, le jeudi de l'Ascension. Dîner sans doute, mais s'affronter encore plus sûrement. Un duel avec des renversements de situation, des coups de théâtre. Tour à tour l'une ou l'autre prend le dessus. Est-ce de la haine ? Peut-être pas. Plutôt la rage de ne jamais vraiment communiquer, de ne pouvoir abattre les obstacles.Le duel se prolonge à la sortie du restaurant, dans la nuit. Peut-on imaginer deux adversaires aussi dissemblables ? La mère encore belle, maquillée, portant tous ses bijoux, aime la vie et connaît l'art de tout tourner à son avantage, même le suicide de son fils. La fille ne voit que le mauvais côté des choses. Au terme de la nuit, vont-elles enfin se comprendre, ou vont-elles devenir définitivement deux étrangères, comme le redoute Constance quand elle dit : «Elle a cessé d'être mon enfant pour devenir une ombre à l'intérieur de l'ombre.»
«Et encore un peu plus tard, je me suis déshabillée dans la salle de bains, pliant mes affaires sur le dossier de la chaise, brossant mes cheveux, lavant mon linge. Et puis j'ai ouvert le grand lit, où les deux oreillers se gonflaient - les couvertures sentaient encore le désinfectant -, me suis glissée à ma place en prenant soin de ne pas empiéter sur l'autre place, large, puissante, lourde, et de me conformer à cette largeur, à cette puissance, remplacées désormais, sous mes paumes, par le vide. Et enfin, enfin, après cette première nuit, j'ai pu tirer de mon sac la lettre de Martin. J'ai décacheté l'enveloppe, déjà fripée, usée, et j'ai lu.»